CHAPITRE 8
Le message avait déjà été assez troublant, mais le jeune homme qui se tenait devant elle ne l’était pas moins. Ari regardait son visage souriant avec suspicion et ne se pressait pas pour répondre. « Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire. Il y a des semaines que je n’ai pas vu le Dr Reston. »
Kurt hocha la tête, comme pour la rassurer. « Je comprends. Le Dr Reston ne souhaite pas qu’on sache où il se trouve. Mais il est entré en contact avec nous et nous a demandé de vous voir.
— Vous avez dit que vous aviez un message de sa part, dit Ari d’une voix ferme, sans vouloir trahir l’espoir qui s’était emparé d’elle.
— Oui, justement, j’allais y venir. Il dit qu’il va bien et que vous lui manquez beaucoup. Il a hâte de rentrer et de vous voir.
— Et c’est tout ? Il n’a rien dit sur sa mission ?
— Oh si ! Il a dit que son travail progressait de façon satisfaisante et que, mis à part, bien sûr, le fait que vous lui manquiez, il était heureux d’être parti. Je suppose qu’il tient beaucoup à vous. »
Ari ne tint pas compte du commentaire, mais le sourire du jeune homme paraissait si sincère qu’elle se sentit horriblement coupable de l’avoir soupçonné. Bien sûr, il disait la vérité.
« Je le crois, admit Ari.
— Et vous n’êtes pas indifférente, cela se voit. Saviez-vous qu’il partait pour Mars ?
— Bien sûr. Je…» Ari s’interrompit pour dévisager brièvement le cadet. Cela avait vraiment l’air de l’intéresser. « C’est-à-dire que, oui je le savais. Il ne se confie pas à n’importe qui, vous savez.
— Ah cela, c’est vrai ! Je pensais bien qu’il vous l’avait dit : ce cadeau d’anniversaire et le reste. Nous, nous ne savions même pas qu’il était parti. Ne pensez-vous pas que c’était étrange de sa part de partir comme cela, à la sauvette ?
— Était-ce vraiment un si grand secret ? demanda Ari. Je pensais qu’il avait informé toutes les personnes qui avaient besoin de l’être.
— Il a dû oublier, dit Kurt en riant. Bon, je me sauve. » Le panneau s’ouvrit et le jeune homme se dirigea vers la sortie. « À propos, avez-vous un message que je puisse lui transmettre de votre part ? Au cas où il tenterait de nous contacter de nouveau ? »
Ari sourit et hocha la tête. « Non. Rien qui ne puisse attendre. Dites-lui seulement d’être prudent, et que je serai heureuse de le revoir.
— Nous n’y manquerons pas. Au revoir, mademoiselle Zanderson. À bientôt.
— Au revoir, monsieur Millen. » Le portail se referma.
Cette visite paraissait plutôt innocente et pourtant elle ne pouvait s’empêcher de penser que derrière tout cela il y avait autre chose, quelque chose dont on ne pouvait pas parler. Pourquoi était-il venu, après tout ce temps ? Pourquoi maintenant ? De plus, le ton de toute la conversation lui avait paru suspect. Mais pourquoi ?
Elle espérait ne pas avoir trahi le secret de Spence. Peut-être se montrait-elle trop protectrice. Peut-être que Spence avait résolu ses problèmes dans le sens où il le souhaitait et qu’il voulait le lui faire savoir. Et il aurait envoyé un cadet lui porter le message. C’était après tout plausible.
Et pourtant, d’où venait sa réticence ? Il y avait certainement plus en jeu que son orgueil de femme. Ari avait toujours eu l’impression que lorsque Spence déciderait de briser le silence, elle en serait la première avertie. Elle se sentait trahie, mais se disait en même temps que tout cela était stupide. Et elle devait s’estimer heureuse de savoir qu’il allait bien.
Mais allait-il bien ? Pourquoi la question la préoccupait-elle ? Elle rumina cette pensée tout le reste de la journée, après quoi elle décida que, puisqu’il n’y avait aucune raison de douter de la sincérité du jeune homme qui s’était présenté, ou de son message, elle ferait mieux de l’oublier.
Spence contemplait son environnement dans un état de semi-conscience, comme s’il avait été drogué puis battu à mort et laissé là, tas de chair coagulée. Qui avait exécuté le lynchage et avec quoi, il n’en avait aucun souvenir. Cela avait dû être quelque chose d’énorme et de mécanique. Dans son esprit, c’était quelque chose proche de la machine qui nettoyait les navettes.
Curieusement, il ne ressentait aucune douleur et de fait, il ne ressentait plus rien du tout. Il avait l’impression d’être mentalement déconnecté de son corps, et de le survoler de très près sans toutefois avoir à en partager les douleurs. Un voile très fin l’isolait de ses sensations, comme s’il visitait un ami malade envers qui il n’avait que la plus élémentaire sympathie. Toutes ses sensations semblaient appartenir à quelqu’un d’autre. Il était plus qu’heureux de s’en débarrasser. Elles n’étaient associées à rien de particulièrement agréable.
Il perçut un son, comme un tintement de cristal et il se sentit enveloppé dans une nuée blanche comme neige qui oblitérait tout : toute vision, tout son et toute pensée. Il se sentait conscient et pourtant incapable de la moindre pensée : il se trouvait dans un état comparable au sommeil, en pleine lumière et non dans l’obscurité.
Il se laissa flotter, léger comme une plume, dans cet inconnu, pendant ce qui lui parut comme une éternité.
Puis, à une certaine distance, il entendit de nouveau le tintement cristallin et le grand nuage blanc qui l’avait retenu pendant si longtemps commença à se dissiper. Il se retrouvait dans cette pièce étrange, couvert par cette fine tente chargée d’énergie. Spence jeta un œil à la blessure sur son flanc et constata que les aiguilles avaient disparu, et qu’il ne restait qu’une cicatrice rosâtre au niveau de ses côtes.
Il inspecta du regard la pièce ovale, à la recherche de son scaphandre de surface, mais sans succès. Ce n’est qu’à ce moment qu’il comprit ce qui lui arrivait. On l’avait apporté là, on s’était occupé de lui et on l’avait soigné. Les rêves de son délire n’étaient donc pas des rêves. La créature issue de la machine l’avait maintenu en vie.
Il souleva la toile collante de la tente pour s’extraire du nid qu’il s’était formé ; il leva les yeux et vit un humanoïde de plus de deux mètres qui l’observait depuis l’embrasure d’une porte. La chose le fixait avec beaucoup d’intérêt, ses longs bras, dotés de trois articulations, croisés sur sa poitrine étroite.
Spence reconnut dans cette peau fine et dorée, les énormes yeux jaunes et ce corps étiré, la créature de ses rêves. Il n’en ressentit aucune crainte, seulement de la surprise qu’il puisse enfin lui faire face.
La créature, portant un vêtement lâche de couleur sable, s’avança vers lui d’un pas souple. Elle le dominait par sa taille, et le dévorait de ses yeux avides. Spence réalisa alors qu’il était en face d’un Martien.
Comme un acteur dans un vieux film de science-fiction, il leva la main dans un signe de bienvenue.
La large bouche du Martien, bordée de lèvres minces, s’ouvrit pour émettre un gazouillis fluide et continu. Ce son mélodieux, persistant et qui revenait en écho, évoquait pour lui le chant d’une assemblée de rossignols dans un arbre le soir quand ils se mettent tous à chanter en même temps.
Le Martien avait les yeux fixés sur lui, dans l’attente d’une forme de réponse. Mais avant qu’il ait pu formuler une réponse appropriée, le Martien qui le fixait toujours intensément, procéda à un ajustement de la tonalité de ses organes vocaux et dit, d’une voix qui semblait sortir d’une pipe à eau : « Qui es-tu ? Pourquoi es-tu ici ? »
Spence passa une main sur ses yeux comme pour écarter un mirage. Quand il la retira, la créature était toujours là, le dominant de sa haute silhouette dont les traits rudimentaires se dessinaient avec une étonnante acuité. Il conclut que le caractère grossier et reptilien du Martien était dû à son absence totale de pilosité, et au fait que son visage, avec ce nez trop mince, presque inexistant, était dominé par des yeux immenses et brillants. Il aperçut aussi sur de part et d’autre du torse du Martien deux étroites rangées de branchies.
Ils se dévisagèrent un bon moment jusqu’à ce que Spence, conscient du fait qu’il n’avait pas répondu, parvint à dire : « Je m’appelle Spencer Reston et je viens de la Terre. » Il en avait presque perdu l’usage de la parole. Le Martien se retourna pour prendre quelque chose sur une sorte de table fixée au sol. Il revint vers lui et lui tendit l’objet plat et oblong. Spence le prit et y vit une photo en trois dimensions, d’une netteté et d’une profondeur exceptionnelles. Elle montrait un groupement d’étoiles vu du sol. L’horizon était délimité par une rangée de collines basses et de couleur brunâtre. Cela aurait pu être n’importe quel groupe d’étoiles de la galaxie, mais Spence pensa qu’il s’agissait d’une constellation vue de Mars. Cela ne représentait rien qu’il pût identifier, alors il fit le geste de rendre l’objet. Mais l’étrange créature le repoussa vers lui, et quand Spence le regarda de nouveau, l’image avait changé pour une autre scène que cette fois il n’avait aucune peine à reconnaître. Sur l’image holographique – si réelle qu’elle formait comme une fenêtre ouverte sur l’univers – il voyait le système solaire.
Il manifesta sa reconnaissance par un signe de la tête et désigna la troisième planète à partir du Soleil. « La Terre », dit-il, comme s’il s’adressait à un enfant légèrement retardé. Aussitôt la scène changea de nouveau et il vit le globe terrestre entouré de son cortège de nuages.
La créature laissa échapper dans un sifflement un mot dont la tonalité montait vers la fin : puis après une petite pause, elle dit : « La Terre. »
Spence comprit alors qu’il venait de prendre sa première leçon de martien. Il était totalement mystifié.
« Qui êtes-vous ? Comment connaissez-vous ma langue ? demanda-t-il lentement.
— Je m’appelle Kyr. J’ai… assimilé – le mot avait un son étrange – les bases de ta langue pendant que tu récupérais. J’espère que cela ne te fait pas peur. C’est plus facile ainsi. »
Une créature, plus étrange que tout ce que Spence aurait pu imaginer – non seulement par l’apparence extérieure, mais par le caractère et le comportement – bavardait avec lui comme s’ils étaient du même village. Cela dépassait l’entendement.
« Vous m’avez sauvé. Pourquoi ?
— La vie est précieuse et il faut la conserver. Tu avais déjà presque cessé de vivre.
— Merci, je vous suis très reconnaissant. » Il espérait que l’étranger comprenait ses paroles car il était sincère. « Y en a-t-il d’autres comme vous ? »
Le Martien réfléchit un moment, et quelque chose comme un sourire effleura ses lèvres minces. « Oui, beaucoup. Montés en graines à présent. »
La créature – sans savoir pourquoi, Spence avait décidé qu’elle était mâle – se rendit compte que cela ne répondait pas vraiment à la question. « Tu veux savoir s’il y en a d’autres comme moi ici, aujourd’hui ? Non, depuis bien des années terrestres. Je suis le seul. Je suis le dernier.
— Pourquoi ? Où sont-ils ? Où sont-ils partis ? » Il y avait tant de questions qu’il voulait poser ! Elles jaillissaient comme un torrent dans sa tête et il ne pouvait pas tout demander en même temps.
La créature lui tendit le générateur d’images et il y vit un amas d’étoiles barrant le centre du champ de vision. Cela aurait pu être la frange la plus éloignée de la spirale de la Voie lactée.
« Vers d’autres étoiles ?
— Oui. » Le Martien fit de la tête un signe d’acquiescement.
« Pourquoi ?
— Ovs ne pouvait plus entretenir la vie de sa population. Notre atmosphère avait diminué. Les eaux s’étaient taries. Pour survivre, nous avions bâti des villes souterraines. Puis, quand nous avons acquis la capacité de nous déplacer vers les étoiles voisines, nous sommes partis à la découverte de nouveaux mondes.
— Émigrer vers d’autres étoiles… mais pourquoi ? Qu’est-ce qui a fait changer votre atmosphère ? »
Kyr montra le générateur d’images et Spence vit de nouveau le système solaire, mais en y regardant de plus près, il constata qu’il y avait dix planètes en orbite autour du soleil, et pas seulement les neuf qu’il connaissait.
« La planète voisine, Res, a été frappée par une énorme masse, qui est passée tout près de Ovs et de la Terre en causant des perturbations dans l’atmosphère et la rotation des planètes. Une pluie de débris s’est abattue et un nuage de cendre provenant de l’explosion a recouvert les deux planètes pendant bien des années terrestres. Ovs fut la plus touchée.
— Où se trouvait Res ?
— Ici. » Un long doigt, aux articulations multiples, désigna la cinquième planète à partir du soleil.
« Le couloir des astéroïdes, dit Spence avec une certaine excitation. Nous nous sommes longtemps demandé s’il n’y avait pas là une planète inconnue.
— Nous avons été touchés par une grande quantité de fragments. La Terre aussi. Votre planète avait été ainsi bombardée de nombreuses fois par le passé. Mais heureusement, à cette époque elle n’était pas très peuplée, et chaque fois la population s’était reconstituée. Ici ce fut…» – aucun terme humain ne semblait approprié – « une catastrophe. Beaucoup de vie fut détruite : végétaux, animaux. Des villes entières furent anéanties. Ovs ne s’en est pas remis. »
Spence sentait son cerveau bouillonner. Cette simple information offrait une réponse à tant de questions concernant les grands bouleversements et cataclysmes du passé de la planète Terre. Il se demandait ce qu’allait encore lui révéler le Martien. Et qu’en était-il de cette vie sur Mars ? Philosophie, art, littérature, avaient-ils développé ces choses ? Connaissaient-ils leurs origines ? Dans quelle sorte de vaisseau spatial se déplaçaient-ils ? Quels secrets avaient-ils possédés, alors que sur Terre l’humanité était encore réduite à quelques tribus nomades ?
Il y avait tant de choses à découvrir que Spence se tut, les mots lui manquaient. Les implications étaient considérables et il se sentait si dépourvu devant ce travail de découverte.
« Il faut dormir maintenant, dit Kyr. Nous en reparlerons. Je veux savoir comment tu es arrivé ici et comment tu as su me recréer. »
Sans protester, et malgré l’agitation qui régnait dans sa tête, Spence s’étendit dans la dépression ovale et la créature déploya sur lui la tente productrice d’énergie. Il s’endormit aussitôt, d’un sommeil profond et réparateur.